Où il est question de Flaubert, de Le Clézio, de Nicolas de Staël, de René Char et de Jean Lescure
L’empathie, on dit généralement que c’est la capacité que nous avons de nous mettre à la place de quelqu’un d’autre, de comprendre ou de ressentir la même chose que cet autre. Mais l’empathie dont je vous parle aujourd’hui est un cas très particulier, car dans l’empathie esthétique, cet autre n’est pas forcément quelqu’un.
C’est un philosophe de l’art, Robert Visher, un Allemand, qui est le premier, en 1873, à avoir défini le terme d’empathie esthétique. En allemand on dit « Einfühlung », de fühlen, qui veut dire sentir, ressentir, avec le préfixe « ein » : in, à l’intérieur. C’est la capacité que nous avons, face à une chose, de ressentir la même chose qu’elle. Mais les choses, allez-vous me dire, ne ressentent rien.
Eh bien c’est vrai et c’est faux. Les choses ne ressentent peut-être rien, mais elles nous permettent de ressentir beaucoup. Quand on dit : « le ciel est triste » ou « la mer est en colère », on exprime un état d’âme. Apparemment on ne fait que projeter son humeur sur le monde, cet état d’âme, au fond, c’est le nôtre, mais en réalité on fait un peu plus que ça. On essaye de sentir l’humeur du ciel ou de la mer, de se mettre à leur place, d’entrer dans ce que le philosophe Henri Bergson appelait : « la vie intérieure des choses ».
Oui. Flaubert raconte, dans sa correspondance, une expérience étonnante : « À force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. » Il écrit ça dans sa correspondance. Et c’est bien d’une correspondance qu’il parle, ou d’une résonance. C’est ça, l’empathie esthétique, la « Einfühlung » : à force de regarder quelque chose, devenir un peu cette chose, que ce soit un caillou, un animal, ou un tableau, entrer dedans, ou le laisser entrer en nous. À présent ce caillou, cet animal, ce tableau fait partie de nous, ou on fait partie de lui. C’est une expérience qui nous modifie pour toujours. Ça nous a fait « quelque chose ».
Un caillou et un tableau, ce n’est quand même pas la même chose. Mais ce qui compte, c’est que dans les deux cas, ce n’est pas quelqu’un mais quelque chose qui vous transmet une émotion. Ça veut dire qu’il y a une transmission qui vient d’un objet.
Je vais vous prendre trois exemples. Le premier, c’est le printemps. J’adore le début de ce livre de Le Clézio, Printemps et autres saisons : « Ça me fait quelque chose quand les jours s’allongent, que la lumière grandit et que le soleil se couche de plus en plus à l’ouest, au-dessus des collines, comme s’il allait faire le tour complet de l’horizon. »
C’est le printemps qui fait quelque chose à la narratrice, il s’agit d’une jeune femme. Qu’un écrivain comme Le Clézio, un prix Nobel quand même, se permette d’écrire une phrase aussi simple que « ça me fait quelque chose » pour commencer un livre, je trouve ça déjà bouleversant, moi aussi, ça me fait quelque chose. Et l’expérience esthétique dont il nous parle, tout le monde la connaît. Ce n’est pas un caillou, c’est le printemps. Mais bon, le soleil, c’est une sorte de gros caillou très chaud.
Maintenant, prenons un tableau. Le peintre Nicolas de Staël a un jour offert un tableau figurant la mer à son ami le poète René Char, à un moment où il était malade. René char lui écrit, pour le remercier : « J’ai placé ta mer face à mon lit, cet étang stagnant et bizarre. Bonne fin de soirée, nuit d’huile grâce à tes tempêtes. Tête aérienne. Un merci nouveau.»
« Ta mer », c’est le tableau. René Char l’a mis en face de son lit, qu’il appelle « un étang stagnant et bizarre », parce qu’il y souffre. Pourquoi il met le tableau en face de son lit ? Parce que le tableau va le guérir. Grâce à lui, par empathie, il a passé une « bonne fin de soirée. » Sa tête, de lourde, est devenue « aérienne », il a le cœur léger. Même son merci est « nouveau », il remercie le tableau et son ami en même temps. C’est ça, les miracles de l’empathie esthétique.
Le dernier exemple, c’est une histoire que m’a racontée il y a longtemps un ami, qui s’appelait Jean Lescure. Quand je l’ai rencontré, il avait 90 ans, c’était un des fondateurs de l’Oulipo, ami de Raymond Queneau, Albert Camus, Gaston Bachelard, et René Char. Il avait beaucoup de tableaux peints par des amis sur ses murs. C’est lui qui m’a parlé de la « Einfühlung ».
Et pour me l’expliquer, il m’a raconté qu’un jour, alors qu’il était avec un ami en train de se promener sur le Champ-de-Mars, il a vu que son ami ne l’écoutait plus, et regardait en l’air. Il a regardé lui aussi, il n’a rien vu de particulier, à part le ciel. Son ami lui a dit : « Tu as vu comme le ciel est beau, là-bas ? » Jean a regardé, et ce qu’il a vu, ce n’était pas juste le ciel, mais l’émotion de son ami.
Et quand il m’en a parlé, c’est ça qu’il voulait me transmettre : une manière de regarder le ciel, une manière de regarder son ami qui regardait le ciel et qui le trouvait beau, ce jour là. Voilà, c’est ça la transmission esthétique, l’empathie esthétique : je vous raconte qu’un ami m’a raconté qu’un de ses amis regardait le ciel, et que ça lui faisait quelque chose.
Quand il me l’a raconté, ça m’a fait quelque chose. Je n’ai jamais vu ce ciel, mais je vous en parle. Et ce souvenir d’un ami d’ami, je vous en parle aujourd’hui parce que c’est ça, la transmission esthétique : quelque chose fait quelque chose à quelqu’un, et quelqu’un vous en parle pour que ça vous fasse quelque chose.
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