Bonjour,
Que se passe-t-il à l’intérieur d’une famille quand la société se désintègre ? C’est ce que nous avons exploré lors de la dernière séance Cinéphilo, avec La guerre des mondes, et la trilogie du Parrain.
La dernière séance Cinéphilo en replay :
Pour revoir ou écouter la séance Cinéphilo “Famille et société 1” du 9 décembre, c’est ici pour la vidéo :
Et ici pour le podcast :
Textes « Famille et société »
Idées, Alain
« Auguste Comte, Essai d’une sociologie de la famille »
Le couple
La société que forment la mère et l’enfant est première en importance, et modèle de toutes, comme on l’expliquera. De toute façon, le couple est premier dans le temps. Je choisis de traiter d’abord du couple humain, étant bien entendu que le couple, comme société, n’arrive à sa perfection que par l’exemple et la réaction du sentiment maternel. L’amour, par sa nature, est plutôt anarchique et perturbateur. Chacun voit bien qu’il rompt une famille et en détache un rameau. Il suffit de remarquer que l’amour, en sa gloire première et en son admirable suffisance, repousse l’idée même d’un devoir comme indigne de lui...
L’amour, comme on l’a compris, est profondément étranger à l’idée du droit. Il faut même dire que le rapport de deux libertés, qui est le rapport de personne à personne, est toujours profondément troublé, pour ne pas dire offensé, par les contrats publics que la société impose. Il faut comprendre ici que le droit n’est point né de la dignité des personnes, mais bien plutôt de la valeur des choses et des règles de l’échange. C’est de là qu’il remonte aux personnes, comme il est naturel ; car la nécessité des échanges n’est point d’ordre plus élevé que la nécessité nue, mais elle est en revanche fort pressante, et ne permet point qu’on l’oublie. Ici encore la loi biologique se montre, et règle aussitôt les fonctions supérieures, car il faut premièrement vivre, comme on dit.
La mère et l’enfant
L’amour maternel, et cette grâce par laquelle l’enfant y répond d’abord, est le seul amour qui soit pleinement de nature, parce que les deux êtres n'en font d'abord qu’un. La vie strictement et intimement commune, la lente formation de l’un au sein même de l’autre, enfin ces conditions premièrement animales font ici une société incomparable, qui ne va point à se former de deux êtres en un, mais au contraire d’un seul en deux. L’attachement à soi ne se distingue pas d’abord de l’amour que l’on a pour l’autre. Comte a dit là-dessus l’essentiel. D’abord que l’amour de soi, qui est à peine amour, est un sentiment fort, et si profondément naturel qu’on ne le peut refuser sans refuser de vivre. Ensuite que l’amour d’autrui, pris abstraitement comme un devoir universellement reconnu, comme une perfection partout honorée, est naturel aussi, comme la société est naturelle, mais est toujours plus faible qu’on ne voudrait l’avouer, en comparaison de ce puissant instinct qui nous attache à notre propre être, et nous somme si violemment de le conserver. Heureusement nature nous montre un chemin qui conduit de s’aimer soi à aimer son semblable. Déjà l’amour conjugal, disons simplement amour, offre ce caractère biologique que, par les répercussions du désir dans l’animal pensant, le bonheur de l’un dépend aussitôt du bonheur de l’autre, et même ne s’en peut plus séparer dès que les signes magiques ont volé comme des flèches entre l’un et l’autre. L’égoïsme ici communique à l’amour cette force du sang dont la sublime idée se trouve d’abord dépourvue. Nous devons apprendre à aimer ; et l’expérience de l’amour nous prend au corps, ce qui donne nourriture aux plus généreuses pensées. Mais cette préparation n’est pas encore assez près de nous. L’amour maternel ouvre une communication plus directe entre le sauvage amour de soi et le sublime amour qui ne choisit point et qui n’a jamais à pardonner.
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Propos sur les pouvoirs, Alain
Propos du 12 avril 1930
Le communisme est un régime naturel que nous avons tous connu, car c’est le régime de la famille. Nul n’a rien en propre, et chacun reçoit selon ses besoins. Le pouvoir même y est en quelque sort indivis... Enfin tout va, et sans aucune charte. La tyrannie, l’usurpation, la révolte sont des exceptions, et contre nature. Mais pourquoi ? C’est que les sentiments y sont soutenus par la communauté biologique. Il n’y a pas ici de droit, et même la revendication de droit y est injurieuse... Aristote dit que le sentiment est ami du don et ennemi de l’échange.
D’où l’éternelle idée de transporter dans la société politique ces beaux liens de pouvoir éclairé d’affectueuse obéissance et d’égards mutuels. Mais les métaphores ne changent point les choses. On dit que les hommes sont tous frères, mais cela n’est point. Cette communauté de sang, cette vie d’abord protégée par un double pouvoir reconnu et aimé, c’est justement ce qui n’est point entre deux hommes qui n’ont pas le même père et la même mère. On peut imiter le sentiment fraternel, et cet effort est beau, soit dans l’amitié, soit dans le voisinage, soit dans l’exercice de la charité universelle, mais il y manque la matière première, que la nature seule peut fournir, et que rien ne peut remplacer. Au reste, il est déjà rare que deux frères, véritablement frères, s’aiment assez pour ce beau genre de partage qui est un don total et réciproque.
... Ainsi, avec une fraternité sans les racines, ou une paternité sans les racines, nous travaillons vainement à former une famille métaphorique, qui comprendrait des hommes que nous ne verrons jamais ou qui ne sont pas encore nés.
...La justice n’est point l’amour ; elle est ce qui soutient l’amour quand l’amour est faible, ce qui remplace l’amour quand l’amour manque.
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Propos du 22 juillet 1908
L’Économique n’est pas le premier des besoins. Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l’homme se nourrirait sans peine ; mais rien ne le dispensera de dormir ; si fort et si audacieux qu’il soit, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie à peu près. Il est donc probable que ses premières inquiétudes lui vinrent de ce besoin-là ; il organisa le sommeil et la veille : les uns montèrent la garde pendant que les autres dormaient ; telle fut la première esquisse de la cité. La cité fut militaire avant d’être économique... Je crois que la société est fille de la peur, et non pas de la faim. Bien mieux, je dirais que le premier effet de la faim a dû être de disperser les hommes plutôt que de les rassembler, tous allant chercher leur nourriture justement dans les régions les moins explorées. Seulement, tandis que le désir les dispersait, la peur les rassemblait. Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes. Mais le soir ils sentaient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois.
...Le sommeil est père des veilleurs de nuit et des armées ; il est père des songes aussi ; de là une autre peur, la peur des morts et des fantômes, d’où les religions sont sorties. Le soldat écartait les fauves, et le prêtre écartait les revenants. Une caserne et un temple, tels furent les noyaux de la société primitive.
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De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville, II, chapitre II « De l’individualisme dans les pays démocratiques » 1840
L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout.
L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.
... L’égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques ; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme.
L’égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n’appartient guère plus à une forme de société qu’à une autre.
L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent.
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Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d’une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d’eux, et ils sont souvent disposés à s’oublier eux-mêmes. Il est vrai que, dans ces mêmes siècles, la notion générale du semblable est obscure, et qu’on ne songe guère à s’y dévouer pour la cause de l’humanité ; mais on se sacrifie souvent à certains hommes.
Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l’espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s’étend et se desserre.
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Du contrat social, Rousseau Livre 1, chapitre II “Des premières sociétés”
La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule naturelle, est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père ; le père, exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement, c'est volontairement ; et la famille elle-même ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui- même, et, sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à le conserver, devient par-là son propre maître.
La famille est donc, si l'on veut, le premier modèle des sociétés politiques ; le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants ; et tous, étant nés égaux et libres, n'aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que, dans la famille, l'amour du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend ; et que, dans l'Etat, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples.
Livre I, chapitre V “Qu’il faut toujours remonter à une première convention”.
Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude, et régir une société. Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent être, je ne vois là qu’un maître et des esclaves : je n’y vois point un peuple et son chef ; c’est, si l’on veut, une agrégation, mais non pas une association ; il n’y a là ni bien public, ni corps politique. Cet homme eût-il asservi la moitié du monde, n’est toujours qu’un particulier ; son intérêt, séparé de celui des autres, n’est toujours qu’un intérêt privé. Si ce même homme vient à périr, son empire après lui reste épars et sans liaison ; comme un chêne se dissout et tombe en un tas de cendre, après que le feu l’a consumé.
Livre I, chapitre VI “Du Pacte social”.
Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être.
Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver, que de former, par agrégation, une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile, et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engage- ra-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.